Cameroun - Culture. Léonora Miano : « Gaston Kelman se trompe »

Stéphane Tchakam | Le Jour Mardi le 21 Décembre 2010 Opinion Imprimer Envoyer cet article à Nous suivre sur facebook Nous suivre sur twitter Revoir un Programme TV Grille des Programmes TV Où Vendre Où Danser Où Dormir au Cameroun
En vacances au Cameroun, l'écrivaine a accepté de rencontrer des lycéens autour de son premier roman, « L’Intérieur de la nuit », et d'échanger avec ses lecteurs, le 20 décembre à Douala. Un nouveau roman, « Blues pour Elise » (Plon, septembre 2010), vient de paraître, qui rompt avec les thèmes favoris du prix Goncourt des lycéens 2006. Mais, on ne se refait pas. L'Afrique, la race noire et les questionnements personnels sont au cœur de l’œuvre de la romancière.

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Votre tout nouveau roman, « Blues pour Elise », est-il une sorte de répit par rapport aux thématiques habituelles ?
On ne peut pas faire carrière sur des thématiques uniques et sur une manière unique de les aborder. Je crois que le travail des artistes est cyclique, que ce soit en peinture ou en musique. Même si on aborde les mêmes questions, on a besoin de changer de manière. Le travail que j’ai fait avec le triptyque «L’Intérieur de la nuit», «Contours du jour qui vient», «Les Aubes écarlates» est achevé. Dans la mesure où, pour moi, ce triptyque ne travaillait pas, comme on l’a cru, sur une image de l’Afrique que je cherchais à produire mais plutôt sur les blessures intimes de nos populations et sur la manifestation de cela dans le réel. Et puis, les écrivains travaillent aussi en fonction de circonstances personnelles. Nous sommes tributaires de ce qui se passe dans nos existences. Moi, l’année dernière, j’ai perdu mon père, qui m’était très cher. Et depuis ce moment, et pour longtemps, il a été impossible d’écrire dans la même veine. Actuellement, je ne suis pas capable de tuer un personnage. Je l’ai fait dans un texte prochain qui ne fait même pas partie de la tétralogie que j’ai entamée avec «Blues pour Elise» et j’ai besoin de ressusciter ce personnage pour des raisons qui me sont personnelles. Et puis, il se produit également des mutations dans nos propres vies, qui ont un impact sur notre manière de travailler. On reconnaîtra toujours ma voix et mon tempérament, mais peut-être, effectivement, que l’on ne retrouvera plus certaines images sous ma plume.

« Blues pour Elise » parle d’amour et rompt complètement avec vos habitudes…

Ce roman a une fonction différente des textes qui l’ont précédé et qui avaient été écrits pour répondre à des questions. C’était donc, nécessairement, des textes plus tourmentés. «Blues pour Elise» est venu du besoin de montrer une réalité qui existe. Je n’ai donc pas besoin de l’interroger. Elle existe et c’est ma réalité. Il me semble qu’elle n’est pas souvent présentée dans la littérature produite en France en ce moment, ni dans la littérature africaine francophone, c’est-à-dire une littérature qui présente des personnages africains ou noirs du point de vue leur vie intime, de leur vie amoureuse, de leur sexualité, de leur orientation sexuelle, de leur vie de famille, de leurs secrets de famille. Toute cette notion totalement intime qui est souvent évacuée de notre littérature comme si, finalement, nous parlions de personnes qui n’ont pas d’intimité. Concernant l’espace français où je vis, c’est important de montrer les gens sous cet aspect-là parce qu’il me semble que, dans cet espace, les personnes noires ne sont vues que de l’extérieur, c’est-à-dire qu’on les voit comme immigrés posant des problèmes de société liés à toutes sortes de questions politiques, géopolitiques, sociales. Mais très peu finalement sous un prisme qui montrerait simplement la banalité de leur humanité.

Revendiqueriez-vous une sorte de singularité au sein de la littérature africaine francophone ?
Je ne la revendique pas, mais j’ai le sentiment qu’elle existe. J’ai le sentiment parfois d’être un peu seule. J’aurais besoin qu’il y ait un peu plus d’auteurs qui fassent, pas nécessairement et exactement le même travail que moi, puisque chacun a sa sensibilité, mais qui éprouvent le même besoin de montrer les choses que je veux montrer. Je ne sais si ces questions n’intéressent pas les autres ou si c’est parce que les textes n’intéressent pas les éditeurs, ce qui est également possible. Quand on parle d’une littérature afro française, on peut penser que, compte tenu de l’ancienneté de la présence africaine en France, ces textes existent et ne doivent pas intéresser les éditeurs. En effet, ils aiment les personnages noirs, sous la plume d’un auteur francophone, lointains, caricaturaux, immigrés sans papiers, vivant dans la misère, susceptibles d’être expulsés, profitant des allocations familiales. Moi, mes personnages ne répondent pas à cette caricature-là. Ils ne sont pas riches et n’ont pas forcément des problèmes matériels. Les problèmes qui se posent à eux sont d’ordre intime, comme tout le monde. Quand vous vous levez le matin, vous ne pensez pas à la colonisation, vous pensez à votre vie.

A quoi sert la plume d’une écrivaine comme vous qui refuse la posture de porte-voix d’une certaine Afrique ?
Je ne sais pas à quoi servent les autres plumes. L’utilité de la littérature n’est pas une utilité pratique. La littérature a une dimension immatérielle et je pense que son utilité dépend beaucoup des attentes de chaque lecteur. Je dirais que les livres ont sauvé ma vie d’adolescente et de jeune femme. Si j’ai beaucoup lu, c’est parce que je cherchais quelque chose que j’ai trouvé dans les livres. Je voulais connaître des mondes différents, des sensibilités sœurs de la mienne et j’ai trouvé ça chez des auteurs caribéens et afro-américains. L’utilité de la littérature n’est pas seulement sociale ou politique. Elle existe depuis longtemps et on verrait que de très grands textes n’ont pas amélioré le genre humain, qui fait toujours la guerre et est toujours corrompu. Et donc, pour moi, l’utilité de la littérature fait la différence dans la vie des individus pour ce que ça leur apporte.

Pour en revenir à vous…
Pour en revenir à la manière dont je me présentais il y a quelques années, je n’ai pas envie d’être un porte-parole. C’est évidemment trop lourd à porter pour mes petites épaules et je n’ai pas la prétention d’avoir la réponse aux questions que je peux moi-même poser. Je comprends aussi cette attente de populations qui ont le sentiment que leur parole n’est pas entendue et qui ont besoin qu’elle soit portée par certains. Je ne refuserai pas forcément cette responsabilité de manière aussi catégorique. Ce que je demanderai aux gens, c’est d’avoir l’indulgence d’accepter que, parfois, je me trompe et que, parfois, je n’ai pas la parole forcément juste, parce que je ne suis qu’un individu comme eux. Je veux bien accepter les gens, mais je ne peux pas non plus me présenter comme si je savais ce qu’il faut faire.

Mais comprenez-vous que chacune de vos prises de paroles sur l’Afrique, en particulier, soit désormais prescriptives ?
Ça me terrifie et j’ai très peur de le comprendre et de devoir l’accepter. Mais je le comprends parce que je pense connaître les populations dont nous parlons, connaître leur statut dans le monde actuel et leur besoin de représentation. Je comprends ce besoin. Ça s’est produit aux États-Unis avant que les Noirs Américains ne se retrouvent dans leur situation actuelle avec une bourgeoisie noire et de grandes réussites. Même si, effectivement, il y a également une grande misère. Mais à l’époque de la ségrégation raciale aux États-Unis, quand les Noirs voyaient un Noir à la télévision, ils se téléphonaient même. Dans nos espaces de langue française, pour d’autres raisons et d’autres besoins, ce même besoin de représentation existe. On a besoin de gens qui pensent pour nous. Mais les lecteurs doivent comprendre que nous ne sommes que des individus, que souvent, on nous appelle à la radio et à la télévision au moment où on n’est pas en forme. On n’a pas la science infuse. Qu’ils aient un peu plus d’empathie et pas que des exigences.

Certains considèrent que votre roman, « Tels des astres éteints », est le plus fort et n’a pas eu, en Europe, le succès qu’il méritait, parce qu’il abordait une thématique dérangeante…

L’accueil a été mitigé pour les rasions même que vous énoncez. La France a un passé esclavagiste et colonial qu’elle commence seulement à interroger. Ce passé a eu des conséquences avec des populations d’origine noire ou africaine qui vivent en France. Et là-bas, on n’aime pas que l’on aborde les questions de race, même si elles se posent. Donc, on est un peu hypocrite. On adore ces questions quand elles sont portées par les Américains et que c’est donc lointain et donc plus déculpabilisant pour les Français. Quand vous, auteur francophone, le présentez dans un espace rapidement reconnu comme étant Paris, les gens se sentent pris à partie. Et je pense que, compte tenu de ce qu’on avait lu, sous ma plume, des textes qui avaient été perçus comme des critiques acerbes de la réalité africaine, certains, en France, s’attendaient à ce que je ne fasse que cela, que je ne m’autorise pas à être aussi critique vis-à-vis de la société française. Alors que j’estime que si je vis en France depuis tant d’années, ça me donne le droit d’être aussi sévère avec la France que je peux l’être avec l’Afrique. Mais, voilà, c’est mal perçu.

Sur la question noire, justement, existe-t-il une chose qui rapproche le Noir de Harlem de celui de Batibo ?
Je crois qu’il y a un point commun et je vais vous dire lequel. Revenons d’abord au mot « Noir » et voyons à qui il s’applique. Il ne suffit pas d’avoir la peau noire pour être appelé Noir. Les aborigènes d’Australie et les Tamouls en Inde ne sont pas appelés Noirs, alors qu’ils sont même plus noirs que nous. Les Noirs, ce sont les peuples subsahariens ou d’ascendance subsaharienne qu’on retrouve dans la Caraïbe ou en Amérique. C’est dire qu’un afro péruvien est un Noir. Un Cubain est souvent un Noir. Un Antillais aussi. Ce que nous avions en commun, c’est le regard qui a été porté sur nous à l’époque où commence la traite négrière. On décide que l’on ne va prendre que des Noirs d’Afrique subsaharienne. Même par accident, on n’a pas pris de Berbères. On a pris des Noirs parce qu’ils étaient noirs. Leur couleur a justifié le traitement qu’on leur a réservé. Bien souvent, nos identités ont été niées et seule était prise en considération notre couleur. Il y a là quelque chose qui influencera, pour des siècles, le regard que l’Occident va poser sur nos populations, qu’elles soient ici ou en Amérique du Nord. Et aussi, quelque chose qui influencera, le regard que nous allons poser sur nous-mêmes, parce que je prétends qu’au moment de la traite qui a duré des siècles, il y a forcément des mutations qui se sont opérées en nous, pour ce qui concerne la perception de nous-mêmes et de tout ce qui nous ressemble. C’est aussi à partir de cela que les Africains ont du mal à travailler ensemble, parce qu’ils se méfient forcément. Si la diversité culturelle qui nous caractérise existe encore aujourd’hui et est bien réelle, il y a quand même une sensibilité subsaharienne, comme il y a une sensibilité européenne, un substrat européen.

Du coup, vous ne voyez pas les choses comme un Gaston Kelman ?
Mais je le lui ai dit. Nous ne sommes pas tout à fait de la même génération. Mais je pense qu’il se trompe. Il existe des arts de vivre, des façons d’envisager la spiritualité qui se retrouvent en dépit même des métissages. Quand vous allez dans une ville aux États-Unis et que vous allez dans le quartier noir, dans un restaurant, vous trouverez des saveurs qui vont vous rappeler quelque chose, même si ce n’est pas tout à fait la même nourriture. C’est la même chose au Brésil. On peut dire ce qu’on veut mais il y a une empreinte subsaharienne dans la culture de ces gens. Il y a quelque chose qui  nous lie et qui n’est pas quelque chose de racial, qui est quelque chose de culturel.

Propos recueillis par  Stéphane Tchakam

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