Femmes. Drague de rue: pourquoi le font-ils encore?

GQ Jeudi le 24 Novembre 2016 Opinion Imprimer Envoyer cet article à Nous suivre sur facebook Nous suivre sur twitter Revoir un Programme TV Grille des Programmes TV Où Vendre Où Danser Où Dormir au Cameroun
Préambule : je suis une femme, chroniqueuse, je donne donc mon avis, et il se trouve que je n'aime pas être abordée dans la rue.

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 J'aime l'idée. Mais je ne peux me rappeler d'aucune interaction géniale dans une rue. Partout ailleurs mais pas la rue. Bref, j'écris sur le sujet d'autant plus volontiers que je ne suis pas toute seule – 100 % des femmes disent avoir été harcelées dans les transports en commun. Ce qui signifie que TOUTES les femmes ont une expérience de séduction vécue comme du harcèlement. J'écris, donc. Et des hommes me répondent et protestent. Voici donc les arguments des, euh, séducteurs de rue. La correspondance étant privée, je me suis permise de résumer, de mixer différents témoignages et d'anonymiser.

1. La rue comme dernier refuge avant la fin du monde.

Parce que les bars et autres lieux de convivialité coûtent de l'argent, parce qu'on n'a pas fait d'études, parce qu'on n'a pas vraiment de réseau social, parce que certains emplois sont exclusivement masculins, certains hommes n'ont que la rue pour rencontrer des femmes. Le fait qu'elles préfèrent les rencontres privées ne rentre pas en ligne de compte : il n'y a pas d'autre solution, et enlever la rue aux hommes pauvres (en terme de ressources pécuniaires et/ou sociales) relèverait de ma part d'une violence de classe. D'accord.

2. La rue comme espace sans témoins.

Pour les hommes en manque de charisme ou d'assurance, habitués à jouer les underdogs – voire le rôle de tapisserie – dans leur groupe de potes / leur groupe de collègues / toutes les situations de sociabilité (n'étant pas le plus beau, drôle ou intelligent, dans des contextes hyper-hiérarchisés de compétition entre mecs), la rue est le seul endroit où on peut échouer sans trop d'humiliation. D'accord aussi. Notons quand même qu'outre les passants, le premier témoin... c'est la femme harcelée.

3. La rue comme rêve de fluidité sexuelle totale.

Certains commentateurs rêvent de rapports simples et spontanés, où on se donnerait du plaisir comme une simple transaction, sans prise de tête, sans relation, tu viens à la maison, c'est sympa, adieu. C'est-à-dire qu'ils n'ont pas conscience du danger que court une femme à suivre un inconnu dans un lieu privé. Si j'évoque cet aspect, ils répondent qu'ils ne sont pas dangereux (ils ne peuvent pas, ou ne veulent pas, se mettre à la place d'une femme, ils ne se voient sincèrement pas comme une menace, ce qui est certainement exact, mais en attendant, ils estiment que les femmes leur « doivent » de tenter le coup. Manque de bol, aucun pouvoir de télépathie ne permet de deviner le niveau de danger réel... sans même parler de croire un parfait inconnu sur parole). Autre blocage : ces hommes n'ont pas conscience du fossé des orgasmes, qui veut qu'une femme ait besoin de temps pour « former » un partenaire sexuel – coucher avec une inconnue, pour un homme, c'est presque toujours y prendre du plaisir. Pour une femme, c'est avoir un orgasme dans 10 % des cas. Sauf énorme attraction, pourquoi prendre le risque ?

4. Le facteur d'exceptionnalité.

Certains lecteurs en désaccord avec mon propos arrivent avec une grosse vulnérabilité, les exceptionnalistes au contraire déboulent en toute confiance (comblant sans doute leur vulnérabilité fondamentale, mais je vous épargne ma psychologie de comptoir). L'idée est d'une violence parfaite : 98 % des hommes sont des harceleurs, des maladroits, des racailles (le mot n'est pas de moi). Les femmes ont bien raison d'être exaspérées. MAIS. Les séducteurs exceptionnels sont la minorité qui réconcilieront les femmes avec la drague de rue, parce qu'eux, ils font tout bien (#notallmen). Leur description de la séduction ressemble à une version sexe des brochures des témoins de Jéhovah, avec des femmes pleines de gratitude (!) après avoir reçu de l'amour (!) pendant trois heures (!) via un mec trop génial et dont les statistiques de succès sont excellentes (il faut croire sur parole, mais en attendant, les femmes sont des statistiques). Le contre-argument voulant que ce soit aux femmes de décider si elles sont harcelées ou pas, fait face à un mur en béton de quatre mètres : l'homme s'est proclamé séducteur, il ne peut donc pas harceler, il a décidé de ne pas harceler, et c'est probablement sincère – personne n'a envie de harceler. Pour faire le parallèle avec un autre mouvement civil : il ne suffit pas d'être antiraciste pour cesser d'agir de manière raciste, et l'enfer est pavé de bonnes intentions – on peut casser les couilles de ses amis gays, noirs, lesbiens, enceints, vieux, etc, en toute gentillesse. Parfois l'enfer n'est pas les autres. Parfois l'enfer c'est nous-même quand on oublie les autres.

5. Mais enfin, les femmes ont de la chance.

Ces lecteurs voudraient qu'on les harcèle. Ils trouvent leurs agissements sympas et flatteurs. Les femmes selon eux crachent dans la soupe, et dramatisent, et ne savent pas ce qu'elles veulent, et seraient bien déçues que les hommes cessent de les aborder. Ils disent vouloir se prendre des mains aux fesses. Outre une idée très approximative de ce que recouvre le harcèlement (le mec qui te suit dans la rue, les remarques souvent insultantes, possiblement l'agression), nous sommes face à des personnes pour qui n'importe quel sexe est souhaitable, avec n'importe qui, n'importe quand. (Peut-être parce que c'est n'importe quoi ou rien. Mais une femme est rarement dans la situation du rien.) Il n'y a pour eux jamais de mauvais compliment, jamais de mauvais sexe. Une fois encore : pour une femme, du mauvais sexe, c'est au mieux du temps perdu, au pire très très grave – ce n'est pas un orgasme médiocre mais pas de plaisir du tout, et si on part pour le pire scénario, finir découpée dans une cave.

6. Séduire dans la rue comme signe de virilité.

En allant à la chasse là où personne ne les désire, ces hommes pensent qu'ils montrent qu'ils sont de vrais bonhommes, par conséquent les femmes devraient reconnaître leur caractère alpha et se coucher à leur pieds comme des descentes de lit. Ces lecteurs-ci sont perturbés parce qu'ils ont le sentiment de jouer le jeu du mâle dominateur, sans que les résultats soient au rendez-vous. Du coup ils trouvent les femmes un peu tarées et contradictoires dans leurs attentes. Si j'explique que les femmes n'ont pas cette attente-là (et qu'à vrai dire, être un mec sympa est plus vendeur en 2016 que se prendre pour Gengis Khan), incompréhension. Si j'explique que les femmes sont dérangées par les comportements de prédateurs parce que personne n'aime se retrouver face à un prédateur, surtout quand celui-ci nous considère comme une proie, incompréhension encore. Le discours se mue alors en chevalerie – un bon prédateur saura protéger sa princesse. Nous arrivons au point où tout est tellement scripté (le tigre flamboyant, le prince, la demoiselle en détresse, n'en jetez plus) que je chope une migraine – mais bon, parce qu'il faut répondre : je suis une femme adulte, il est terriblement humiliant qu'on veuille m'aider à marcher dans la rue.

En tout cas, qu'on parle de situation de détresse, de lâcheté, de manque d'empathie, de définition paradisiaque du harcèlement, de vision ultra-traditionnelle de la virilité, ou de sexisme bienveillant (souvent tout en même temps), les lecteurs ennuyés par mes recommandations vont continuer à draguer dans la rue – et dans ma boule de cristal, une bonne partie d'entre eux vont continuer à harceler dans la rue. Essentiellement parce qu'ils ne comprennent pas le problème. Même quand je leur explique douze fois. Ils ne se considèrent pas comme des harceleurs et après quelques vifs échanges, je dirais que le problème est un manque d'empathie. Le point de vue de l'autre (des femmes) est considéré comme faux, non pertinent, ou inexistant. Du coup, alliés de tout genre et de tout poil : on n'a pas fini d'expliquer. Parce que clairement, pour une minorité, le message n'est pas entendu – je veux pourtant croire qu'il est compréhensible. Il ne s'agit pas d'empêcher les tentatives mais de leur redonner du contexte - à l'arrivée aussi pour augmenter les chances des candidats.

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